• Nature et Culture

                                     Nature et culture 

     

    Le mot culture est extrêmement équivoque : tantôt il renvoie à l’activité agricole (sens cultural) tantôt il désigne le secteur des activités liées à l’art (Ministère de la culture), tantôt il signifie l’ensemble des connaissances générales d’un individu (culture générale) et parfois on l’utilise pour désigner le patrimoine intellectuel, moral et l’ensemble des acquisitions d’un peuple (culture africaine). Toutes ces définitions du mot culture ont quelque chose en commun : l’opposition avec la nature, le caractère évolutif, la valorisation. Toute culture suppose une mise en valeur, un entretien des dispositions ou données naturelles. En philosophie et dans les sciences humaines lorsqu’on parle de culture c’est au sens collectif : ensemble des structures sociales, religieuses, des manifestations intellectuelles, artistiques, etc., qui caractérisent une société. Une définition plus générale consiste à dire que la culture est tout ce que l’homme ajoute à la nature. Dans ce sens la culture humaine se manifeste avant tout par et dans le travail : l’homme doit transformer la nature et s’auto transformer. La culture est-elle continuation, amélioration ou, au contraire, l’abandon et le dépassement de la nature ? Y a-t-il une nature humaine ? La culture nous a-t-elle perfectionnés ou pervertis ?

     

    L’étymologie (colere ou culter) suggère l’idée de mise en valeur et, sous ce rapport, la culture semble être un perfectionnement des dispositions naturelles de l’homme. La culture, par opposition à la nature qui est innée, est caractérisée par l’acquis, le normatif et le relatif. Ce qui est culturel est donc reconnaissable par son caractère artificiel, évolutif, normatif (la culture est régie par des normes) et relatif (elle change dans le temps et dans l’espace). Ce qui est naturel par contre est universel, statique, inné (il se transmet par hérédité biologique).

    NB. Le mot nature peut s’entendre au sens de « essence » : nature humaine signifie souvent essence de l’homme. L’opposition nature et culture est ici relative car sans certaines dispositions naturelles ce qu’on appelle essence humaine (rationalité, morale, langage) ne saurait éclore et, inversement, sans la culture, les prédispositions naturelles de l’homme s’annihilent. Le naturel et le culturel sont donc imbriqués chez l’homme : ce qui est acquis s’incorpore dans l’inné et est même acquis par lui, et inversement, ce qui est inné est pris en charge, entretenu par l’acquis, donc « cultivé » pour subsister et s’épanouir.

     La démarche de Rousseau (hypothèse de l'état de nature) est une piste intéressante dans la recherche d’une nature humaine. Rousseau postule l’état primitif et originaire de l’homme et explique que dans un tel état l’homme serait seul, errant, craintif, bon d’une bonté naturelle, ignorant, impulsif et sans moralité. Á la suite de catastrophes naturelles ayant poussé les hommes à s’associer pour faire face à la résistance de la nature, les hommes passèrent à la culture. Mais avec cette nouvelle association l’homme acquiert les vices comme la méchanceté, l’hypocrisie, etc. parallèlement l’homme va acquérir la sagesse c’est-à-dire le savoir et la vertu. Il y aurait donc selon Rousseau une humanité naturelle « l’homme de la nature » à ne pas confondre avec la nature humaine « l’homme de l’homme ». L’homme de l’homme est selon Rousseau une « déformation » ou « réformation » de l’homme de la nature. La culture nous a perfectionnés ou, au contraire, pervertis ? La réponse est relative !

     

    Texte :

    "Ce passage de l'état de nature à l'état civil produit dans l'homme un changement très remarquable, en substituant dans sa conduite la justice à l'instinct, et donnant à ses actions la moralité qui leur manquait auparavant. C'est alors seulement que, la voix du devoir succédant à l'impulsion physique et le droit à l'appétit, l'homme, qui jusque-là n'avait regardé que lui-même, se voit forcé d'agir sur d'autres principes, et de consulter sa raison avant d'écouter ses penchants. Quoiqu'il se prive dans cet état de plusieurs avantages qu'il tient de la nature, il en regagne de si grands, ses facultés s'exercent et se développent, ses idées s'étendent, ses sentiments s'ennoblissent, son âme tout entière s'élève à tel point que, si les abus de cette nouvelle condition ne le dégradaient souvent au-dessous de celle dont il est sorti, il devrait bénir sans cesse l'instant heureux qui l'en arracha pour jamais et qui, d'un animal stupide et borné, fit un être intelligent et un homme."

    Rousseau, Du contrat social, 1752, Chapitre VIII, De l'état civil, p. 164.

    "Nous avons parlé d'hostilité à la culture, produite par la pression que la culture exerce, par les renoncements pulsionnels qu'elle réclame. Si l'on s'imagine ses interdits supprimés, on a alors désormais le droit de choisir pour objet sexuel toute femme qui vous plaît, le droit d'abattre sans scrupule son rival auprès de cette femme ou quiconque viendrait à vous barrer la route ; on peut, sans lui demander la permission, soustraire à autrui n'importe lequel de ses biens ; quelle belle chose, quel enchaînement de satisfactions serait alors la vie ! Certes, on ne tarde pas à rencontrer la première difficulté. Tout autre a exactement les mêmes souhaits que moi et ne me traitera pas avec plus de ménagements que je n'en ai pour lui. Au fond, un seul et unique individu peut donc devenir heureux sans restriction, en ayant supprimé les restrictions culturelles - un tyran, un dictateur qui a accaparé tous les moyens de puissance, et même lui a toute raison de souhaiter que les autres respectent au moins un commandement de la culture, le « Tu  ne tueras point ».         
        Mais quelle ingratitude, quelle courte vue en somme que d'aspirer à une suppression de la culture ! Ce qui subsiste alors, c'est l'état de nature, et il est de beaucoup plus lourd à supporter. C'est vrai, la nature ne nous demanderait aucune restriction pulsionnelle, elle nous laisserait faire, mais elle a sa manière particulièrement efficace de nous limiter, elle nous met à mort, froidement, cruellement, sans ménagement aucun, à ce qu'il nous semble, parfois juste quand nous avons des occasions de satisfaction. C'est précisément à cause de ces dangers dont la nature nous menace que nous nous sommes rassemblés et que nous avons créé la culture qui doit aussi, entre autres, rendre possible notre vie en commun. C'est en effet la tâche principale de la culture, le véritable fondement de son existence, que de nous défendre contre la nature."

    Freud, L'avenir d'une illusion, 1927, tr. A. Balseinte, J-G Delarbre et D. Hartmann, Paris, PUF, 1995, pp. 14-15.

     

    La nature humaine est le résultat, le produit de la culture, elle ne peut donc lui être antérieure. L’homme n’a pas de nature fixe, définitive, définie a priori : sa nature n’est pas innée, elle est acquise (cf. l’histoire de enfants sauvages). Il n’est cependant pas totalement culturel car il a des prédispositions naturelles qui requièrent la culture pour se réaliser : l’homme est, comme le dit F. Jacob, « une réalité bio-sociologique ». L’homme est le seul être perfectible et c’est cette perfectibilité qui est certainement sa véritable nature comme un refus constant de l’animalité et de la nature. En transformant la nature, l’homme s’auto transforme d’où le travail est fécondateur de l’espèce humaine.  

     

    I. Travail et culture

     

    En tant qu’activité consciente de production utile, le travail suppose un refus de se contenter de ce que la nature offre. L’homme, à la différence de l’animal, est un être inachevé, prématuré : à sa naissance il ne peut rien faire par lui-même là où le petit du mammifère marche le même jour où il vient au monde. Sartre a dit dans ce sens que l’homme est « projet », « un ensemble de possibles » alors que l’animal est à sa naissance ce qu’il sera toute sa vie. Le refus de l’homme de s’adapter à la nature est d’abord perceptible dans le travail qui est une activité consciente de transformation de la nature. Le mythe de Prométhée chez Platon permet de mieux comprendre cette nécessité chez l’homme à créer la culture. La culture, quelque soit sa spécificité,  peut être considérée comme un ensemble de solutions qu’une société, à une époque donnée apporte aux difficultés que lui oppose la nature. Il est, sous ce rapport facile de comprendre que l’homme du désert ne développera pas la même culture celui de la forêt.  Autant les outils de travail différent selon les époques et les zones, autant les culture sont différentes. Toute culture est un ensemble d’outils matériels (pour le travail, c’est-à-dire la transformation de la nature) et immatériels (pour le façonnage, l’éducation et la formation de l’homme). KITANE 1 

     

     

     

     

     

     

    Texte

     

    « Il fut jadis un temps où les dieux existaient, mais non les espèces mortelles. Quand le temps que le destin avait assigné à leur création fut venu, les dieux les façonnèrent dans les entrailles de la terre d'un mélange de terre et de feu et des éléments qui s'allient au feu et à la terre. Quand le moment de les amener à la lumière approcha, ils chargèrent Prométhée et Epiméthée de les pourvoir et d'attribuer à chacun des qualités appropriées. Mais Epiméthée demanda à Prométhée de lui laisser faire seul le partage. "Quand je l'aurai fini, dit-il, tu viendras l'examiner". Sa demande accordée, il fit le partage, et, en le faisant, il attribua aux uns la force sans la vitesse, aux autres la vitesse sans la force; il donna des armes à ceux-ci, les refusa à ceux-là, mais il imagina pour eux d'autres moyens de conservation; car à ceux d'entre eux qu'ils logeaient dans un corps de petite taille, il donna des ailes pour fuir ou un refuge souterrain; pour ceux qui avaient l'avantage d'une grande taille, leur grandeur suffit à les conserver, et il appliqua ce procédé de compensation à tous les animaux. Ces mesures de précaution étaient destinées à prévenir la disparition des races. Mais quand il leur eut fourni les moyens d'échapper à une destruction mutuelle, il voulut les aider à supporter les saisons de Zeus; il imagina pour cela de les revêtir de poils épais et de peaux serrées, suffisantes pour les garantir du froid, capables aussi de les protéger contre la chaleur et destinées enfin à servir, pour le temps du sommeil, de couvertures naturelles, propres à chacun d'eux; il leur donna en outre comme chaussures, soit des sabots de corne, soit des peaux calleuses et dépourvues de sang,; ensuite il leur fournit des aliments variés suivant les espèces, et aux uns l'herbe du sol, aux autres les fruits des arbres, aux autres des racines; à quelques-uns mêmes, il donna d'autres animaux à manger; mais il limita leur fécondité et multiplia celle de leurs victimes, pour assurer le salut de la race. Cependant Epiméthée, qui n'était pas très réfléchi, avait, sans y prendre garde, dépensé pour les animaux toutes les facultés dont il disposait et il lui restait la race humaine à pourvoir, et il ne savait que faire. Dans cet embarras, Prométhée vient pour examiner le partage; il voit les animaux bien pourvus, mais l'homme nu, sans chaussures, ni couvertures, ni armes, et le jour fixé approchait où il fallait l'amener du sein de la terre à la lumière. Alors Prométhée, ne sachant qu'imaginer pour donner à l'homme le moyen de se conserver, vole à Héphaistos et à Athéna la connaissance des arts avec le feu ; car, sans le feu, la connaissance des arts était impossible et inutile; et il en fait présent à l'homme. L'homme eut ainsi la science propre à conserver sa vie (…) »

     

     Platon, Protagoras, 320c-321c, Folio 1967, Trad. E.Chambry, Le mythe de Prométhée, ou l'origine de la technique.

     

    Si on enlève le contenu mythologique de ce texte, la pensée est la suivante : l’homme est à sa naissance démuni, faible créature, « un roseau (…) pensant » pour reprendre la formule de Pascal, mais par son habileté issue de son intelligence ou de sa raison, il prend sa revanche sur la nature. Le feu symbolise ici la raison triomphante de la nature, la conscience, par laquelle l’homme prend ses distances avec la nature et la domine. Lorsqu’on dit que l’outil est un organe artificiel ou qu’il prolonge la main de l’homme, c’est toujours pour suggérer la même chose : l’homme est un être inachevé et c’est par le travail qu’il se réalise. Le travail est, sous ce rapport, la première manifestation de la culture humaine et, par conséquent, la première forme d’expression de l’humanité. Comme le dit G. Bataille, le travail exprime un « refus de l’animalité » : il pousse l’homme à s’abstenir momentanément de consommation, il lui inculque la vertu et la maîtrise de soi. Par le travail l’homme développe ses facultés intellectuelles et morales. Nietzsche, dans un élan immoraliste, a dit que le travail est « la meilleure des polices » et que « les sociétés où on travaille dur et en permanence auront davantage de sécurité » : tout cela illustre la dimension civilisatrice du travail. La société humaine s’organise autour du travail (division sociale ou division technique du travail) : le statut social de l’individu est d’ailleurs souvent tributaire du type de travail qu’il fait. Contrairement à ce que pensaient les anciens (Platon et Aristote) le travail n’est pas nécessairement rabaissant et déshumanisant : il humanise l’homme en le dérobant de la sphère de l’animalité.

     

     

    Texte
    « C’est par le travail que l’animal devint humain. Le travail avant tout fut le fondement de la connaissance et de la raison. La fabrication des outils ou des armes fut le point de départ de ces premiers raisonnements qui humanisèrent l’animal que nous étions. L’homme, façonnant la matière, sut l’adapter à la fin qu’il lui assignait. Mais cette opération ne changea pas seulement la pierre [...] L’homme se changea lui-même : c’est évidemment le travail qui de lui fit l’être humain, l’animal raisonnable que nous sommes. »

     

    Georges Bataille, Lascaux ou la naissance de l'Art

     

    Pour certains philosophes (Hegel, Marx) le travail est fondamentalement humain car c’est un besoin ou une extériorisation de la conscience. C’est donc le travail qui distingue l’homme de l’animal : ce dernier ne travaille pas, il produit instinctivement et ne se perfectionne guère par sa façon de produire. Malheureusement la division du travail introduit parfois dans la société des différences et des oppositions telles qu’on se demande souvent si le travail est réellement humanisant ? La question de l’aliénation du travail (lorsque l’ouvrier est exploité et que son travail l’appauvrit), celle du travail aliénant le travailleur (lorsque le travail derrière la machine abrutit l’ouvrier) sont révélatrices du statut ambivalent du travail : autant il fait l’homme, autant il peut le défaire. Ces ouvriers dont la paupérisation est extrême finissent par être de véritables « déchets » de la civilisation : leur éducation, leur instruction, leur culture, sont, pour ainsi dire, au rabais. C’est pourquoi on s’emploie dès fois à opposer le travail au loisir : ce dernier est censé nous offrir ce que le travail nous refuse. En tant que temps libre après celui du travail, ou moment de détente et de récupération, le loisir procure un sentiment de liberté, de plaisir et de culture intellectuelle. Il nous affranchit de la misère et de la douleur du travail en nous réconciliant avec notre humanité : on pense et agit librement dans le cadre du loisir, tandis que dans le travail c’est à peine si on peut avoir le temps de s’évader. Cependant cette opposition du travail au loisir semble piégée : le loisir est devenu un puissant appât pour capturer le travailleur et le maintenir dans un cycle de travail sans relâche. C’est précisément ce que H. Marcuse considère comme une industrie du luxe et du loisir qui pousse le travailleur dans une culture de la « consommation à outrance ». J. M. Domenach explique une sorte d’aliénation par et dans le loisir en ces termes : « Il faut toujours travailler vite et se distraire toujours davantage. Et pour se distraire toujours davantage, il faut travailler plus longtemps et plus intensément ». Le travailleur d’aujourd’hui est donc asservi, non pas par son employeur, mais par sa passion du loisir : c’est le paradoxe de la société de consommation. A côté ou (pour certains) avant le travail, il y a le langage comme manifestation suprême de la culture humaine. Sans le langage toutes les acquisitions de la culture seraient perdues. Entre l’outil et le langage, la nature humaine se façonne et se réalise sous des formes diverses.  KITANE 2

     

    Texte

    Le mariage est un arbitrage entre deux amours : l'amour parental et l'amour conjugal ; mais tous deux sont amour, et dans l'instant du mariage, si l'on considère cet instant isolé de tous les autres, tous deux se rencontrent et se confondent, « l'amour a rempli l'Océan ». Sans doute ne se rencontrent-ils que pour se substituer l'un à l'autre, et accomplir une sorte de chassé-croisé. Mais ce qui, pour toute pensée sociale, fait du mariage un mystère sacré, est que, pour se croiser, il faut, au moins pour un instant, qu'ils se joignent. À ce moment, tout mariage frise l'inceste ; bien plus il est inceste, au moins inceste social s'il est vrai que l'inceste, entendu au sens le plus large, consiste à obtenir par soi-même, et pour soi- même, au lieu d'obtenir par autrui, et pour autrui.

        Mais, puisqu'on doit céder à la nature pour que l'espèce se perpétue, et, avec elle, l'alliance sociale, il faut au moins qu'on la démente en même temps qu'on lui cède, et que le geste qu'on accomplit vers elle s'accompagne toujours d'un geste qui la restreint. Ce compromis entre nature et culture s'établit de deux façons, puisque deux cas se présentent, l'un où la nature doit être introduite, puisque la société peut tout, l'autre où la nature doit être exclue, puisque c'est elle d'abord qui règne : devant la filiation, par l'affirmation du principe unilinéaire, devant l'alliance, par l'instauration des degrés prohibés.

        Les multiples règles interdisant ou proscrivant certains types de conjoints, et la prohibition de l'inceste qui les résume toutes, deviennent claires à partir du moment où l'on pose qu'il faut que la société soit. Mais la société aurait pu ne pas être. N'avons-nous donc cru résoudre un problème que pour rejeter tout son poids sur un autre problème, dont la solution apparaît plus hypothétique encore que celle à laquelle nous nous sommes exclusivement consacrés ? En fait, remarquons-le, nous ne sommes pas en présence de deux problèmes, mais d'un seul. Si l'interprétation que nous en avons proposée est exacte, les règles de la parenté et du mariage ne sont pas rendues nécessaires par l'état de société. Elles sont l'état de société lui-même, remaniant les relations biologiques et les sentiments naturels, leur imposant de prendre position dans des structures qui les impliquent en même temps que d'autres, et les obligeant à surmonter leurs premiers caractères. L'état de nature ne connaît que l'indivision et l'appropriation, et leur hasardeux mélange."

     

    Claude Lévi-Strauss, Structures élémentaires de la parenté, Mouton, 1947, pp. 607-608.

    Texte   

     "La culture humaine - j'entends par là tout ce en quoi la vie humaine s'est élevée au-dessus de ses conditions animales et ce en quoi elle se différencie de la vie des bêtes, et je dédaigne de séparer culture et civilisation - présente, comme on sait, deux faces à l'observateur. Elle englobe d'une part tout le savoir et tout le savoir-faire que les hommes ont acquis afin de dominer les forces de la nature et de gagner sur elle des biens pour la satisfaction des besoins humains, et d'autre part tous les dispositifs qui sont nécessaires pour régler les relations des hommes entre eux et en particulier la répartition des biens accessibles. Ces deux orientations de la culture ne sont pas indépendantes l'une de l'autre, premièrement parce que les relations mutuelles des hommes sont profondément influencées par la mesure de satisfaction pulsionnelle que permettent les biens disponibles, deuxièmement parce que l'homme lui-même, pris isolément, est susceptible d'entrer avec un autre dans une relation qui fait de lui un bien, pour autant que cet autre utilise sa force de travail ou le prend pour objet sexuel ; mais aussi, troisièmement, parce que chaque individu est virtuellement un ennemi de la culture, laquelle est pourtant censée être d'intérêt humain universel. Il est remarquable que les hommes, si tant est qu'ils puissent exister dans l'isolement, ressentent néanmoins comme une pression pénible les sacrifices que la culture attend d'eux pour permettre la vie en commun. La culture doit donc être défendue contre l'individu, et ses dispositifs, institutions et commandements se mettent au service de cette tâche ; ceux-ci visent non seulement à instaurer une certaine répartition des biens, mais encore à la maintenir ; de fait, ils doivent protéger contre les motions hostiles des hommes tout ce qui sert à contraindre la nature et à produire des biens".

    Freud, L'avenir d'une illusion, 1927, tr. A. Balseinte, J-G Delarbre et D. Hartmann, Paris, PUF, 1995, p. 6 

     

    II. Le langage et la culture, les langues et les cultures

     

    Le langage est tout moyen de communication : l’art, langage animal, langage humain, le geste, etc. Chez l’homme le langage se définit comme la faculté universelle qu’a l’homme de créer des systèmes de signes c’est-à-dire des langues. Celles-ci sont des réalisations particulières du langage au niveau social, culturel, ethnique. Les langues sont au langage ce que les cultures sont à la culture : la relation langage et langue est symétrique à celle entre la culture en général et les cultures diverses. KITANE 3 

     

    1. Les langues, à l’image des cultures, sont diverses et irréductibles les unes aux autres : comparer des langues est une entreprise aussi absurde et dangereuse que celle consistant à comparer des cultures. La pluralité des langues est donc symétriquement perceptible dans la pluralité des cultures dont elles sont à la fois les VEHICULES et les PRODUITS. Une culture est toujours véhiculée à travers une langue et toute culture vraiment dynamique se résume dans la structure d’une langue : les langues sont, sous ce rapport, des conceptions d’ensemble du monde.

     

    2. Les langues sont des barrières culturelles car celui qui ne parle pas notre langue est précisément l’AUTRE, le différent, voire l’inférieur, le barbare. Ce n’est pas un hasard si dans la langue bantu le mot « bantu » désigne à la fois l’ethnie, la langue et l’humanité. On dit souvent «  à une humanité une langue et à une langue une humanité » car chaque langue véhicule des valeurs et exprime des représentations en fonction desquelles l’homme est CONÇU, PERÇU et JUGÉ. Tant que nous ne parlons pas la langue d’autrui l’intercompréhension est impossible, et la connaissance d’autrui est lacunaire. Beaucoup de conflits naissent d’un déficit de communication. Cependant ce n’est pas parce que nous parlons la même langue que nous nous comprenons forcément.

     

    3. Mais les langues nous apprennent paradoxalement jusqu’où le métissage est vital dans le destin de l’humanité. En effet, les langues les plus répandues sont celles qui sont les plus ouvertes, c’est-à-dire celles métissées à travers les emprunts linguistiques. Par le métissage linguistique, les langues s’enrichissent mutuellement. Inversement, celles qui se veulent pures et puristes sont caduques : le latin et le grec ne sont plus vivantes, d’une part parce qu’elles sont trop orthodoxes, élitistes et, d’autre part parce que les cultures auxquelles elles étaient consubstantiellement liées sont mortes. La leçon qu’il faut en tirer est qu’une langue qui refuse le métissage est moins compétitive et que toute culture qui ne s’exprime pas dans une langue parlée et/ou écrite est condamnée à disparaître : une façon de parler c’est aussi une façon de penser et d’être. Á l’image des langues, les cultures sont condamnées au métissage culturel, d’où notre époque est celle de l’« inter-culturalité ». Les cultures qui dominent le monde aujourd’hui sont précisément celles qui sont les plus ouvertes : la frilosité culturelle et le monolinguisme sont aujourd’hui des handicaps. Les hommes qui ont le plus de chance d’être cultivés sont ceux qui parlent plusieurs langues parce qu’ils découvrent plusieurs univers tandis que celui qui n’en parle qu’une est prisonnier de sa culture. Les civilisations sont justement des symbioses de plusieurs cultures : telle est par exemple la civilisation musulmane dans laquelle on retrouve des apports arabes, berbères négro-africains, etc. KITANE 4 

     

    4. Les langues sont des SYSTEMES de SIGNES, c’est-à-dire des structures de mots solidaires et formant un tout fonctionnel. Le structuralisme linguistique est une démarche en linguistique consistant à considérer les langues comme des structures vivantes, or dans une structure tout élément tire son sens et sa valeur dans son rapport avec les autres éléments du tout. On dit souvent que les mots n’ont de sens que dans leur contexte c’est-à-dire dans leur rapport aux autres mots du texte. Par exemple : « je suis à la tête des armées », « j’ai mal à la tête » ; on voit que le mot « tête » a des significations différentes dans ces deux expressions. Le même principe doit être appliqué aux cultures et c’est cela que nous proposent le structuralisme et l’anthropologie structurale de Claude Lévi-Strauss. De la même manière que le sens et la valeur des mots dépendent de leur place dans la phrase et que chaque mot se Définit et se Comprend par d’autres mots, les pratiques culturelles, les croyances et les conduites individuelles aussi n’ont de valeur et de sens que dans leur structure d’ensemble qu’est la culture. De même que certaines expressions dans une langue sont intraduisibles dans une autre langue, les pratiques culturelles aussi ne sont pas appréciables en dehors de la culture qui les a engendrées et qui les justifie. Lorsqu’un mot est isolé de son contexte ou de la langue, il perd sa substance : il en est de même pour les pratiques culturelles, car elles nous paraissent absurdes non pas parce qu’elles le sont en elles-mêmes, mais parce que nous les isolons de leur contexte culturel. Ainsi l’anthropophagie symbolique ou rituelle dans certaines sociétés primitives consistant à manger leurs morts nous parait absurde parce que nous ignorons ce que cet acte symbolise chez ceux qui la pratiquent. Nous condamnons de telles pratiques parce que nous les évaluons toujours avec nos valeurs de la même façon que nous sommes amenés naïvement à croire que les langues que nous ne parlons pas sont plus difficiles à parler que la nôtre, ou sont simplement barbares.

     

    III. Diversité culturelle et unité de l’humanité

     

    Les cultures et la diversité des valeurs

     

    La culture humaine est à la fois universelle et relative : c’est un phénomène universel, car elle existe partout où il y a des hommes, mais elle s’exprime de façons diverses voire opposées car chaque culture est spécifique. Or si l’homme n’est homme que dans et par sa culture on risque d’avoir autant d’humanités qu’il y a de cultures : il n’y aurait par conséquent ni de nature humaine unique ni de valeurs universelles ! KITANE 5 . Des pratiques jugées inhumaines par les uns sont pourtant très valorisées par d’autres. La pratique de l’excision est jugée inhumaine par certaines cultures tandis que d’autres l’apprécient : le bien et le mal sont donc relatifs. Comment peut-on alors juger un homme qui évolue dans une culture différente de la nôtre ? Une culture peut-elle être porteuse de valeurs universelles ? Peut-on parler de droit de l’Homme ? Qui est l’homme ? 

    La question des valeurs doit être désormais un problème à la fois philosophique et politique. La spécificité des cultures a pour implication logique la diversité des valeurs et leur caractère irréductible : il est dès lors difficile de parler de valeurs universelles. Et ce, d’autant plus que les valeurs sont instituées en fonction d’une idée de l’humanité qui est elle-même tributaire de la culture dans laquelle on évolue. Chaque culture a ses propres références axiologiques par lesquelles elle façonne et évalue l’humanité. Étant donné que ce qu’on appelle la nature humaine est déjà une notion polémique, il est difficile d’attribuer à l’« Homme » des valeurs qui lui seraient consubstantielles : l’Homme n’existe pas il y a des hommes. En politique la chose devient encore plus compliquée, car les différentes communautés (religieuses, ethniques, etc.) revendiquent souvent chacune une identité difficile à concilier avec l’exigence d’unité de la société. Qui a, en effet, la primauté entre l’État et la nation, entre la société et la communauté ? Le droit à la différence et le respect de la différence sont-ils absolus ou doivent-ils assujettis à des fins supérieures ? KITANE 6 

     

    Il faut impérativement s’employer à faire comprendre partout que la diversité culturelle est un message que la nature humaine a adressé à l’homme : c’est désormais à ce dernier de le décoder pour en saisir la fertilité philosophique et politique. Cette diversité n’est pas en réalité un problème insoluble, ce n’est d’ailleurs pas un problème ; c’est plutôt une solution. Il en est ainsi car c’est la liberté humaine et sa rationalité qui sont les causes ou les raisons ultimes de cette diversité culturelle. C’est bien parce que la nature de l’homme est d’être une « non nature » (c’est-à-dire ce qui, à la fois, refuse le donné naturel et exige le dépassement constant de ce qu’il est ou parait être) que l’homme est si créatif. Sous ce rapport précis, la liberté et ses implications logiques ; à savoir la créativité, la tolérance et l’ouverture sont des valeurs universelles. Il n’existe pas de culture qui puisse, sans se contredire, nier ces valeurs ni leur caractère universel. La seule limite qu’on peut logiquement opposer au droit et au respect de la différence est dès lors la négation de la liberté et de ses sous produits. Le dialogue, sous forme d’une éthique communicationnelle, l’échange sous la forme de la notion senghorienne d’un « rendez-vous du donner et du recevoir », une solidarité universelle résultante de la compréhension de ce que Montaigne appelle l’humaine condition, sont assurément des valeurs universelles par-delà les différences et clivages culturels. Ce que le philosophe camerounais Towa appelle la « plasticité » humaine et qui désigne cette extraordinaire capacité que nous avons à surfer dans différentes cultures est la résultante de la liberté et de la rationalité humaines. Par sa liberté et par sa rationalité, un Sénégalais peut, par exemple renoncer à sa culture au profit de celle d’autrui, comme il lui est loisible d’adopter plusieurs cultures de parler plusieurs langues, bref, d’être ce que B. Russell appelle « un citoyen de l’univers » qui porte un « amour universel à tous les hommes ». Bref, l’homme cultivé aujourd’hui est celui qui comprend que ce n’est pas parce que les autres sont différents de lui qu’ils ne sont pas des hommes, c’est au contraire parce qu’ils sont des hommes qu’ils sont capables d’être différents. Si donc, comme le dit Montaigne « il y a plus de différences entre l’homme et l’homme qu’entre l’homme et l’animal » c’est uniquement parce que l’homme est un être culturel : jamais figé dans les données naturelles. La pluralité des langues et des cultures est la preuve de l’unicité du genre humain et de l’universalité de l’homme. L’unité de l’homme est justement son identité : sa créativité. C’est à cause de la créativité de l’homme que les cultures sont nombreuses. L’universalité de l’homme réside dans sa plasticité que d’aucuns appellent la perfectibilité et qui n’est rien d’autre que sa TRANSCENDANCE : un homme peut parler plusieurs langues, assimiler plusieurs cultures, s’acculturer au profit d’une culture étrangère ; jamais un chien n’imitera un chat, ni n’assimilera les attitudes du chat. Un noir peut pourtant être plus « blanc » qu’un blanc. (Voir M. Towa : identité et transcendance). L’ethnocentrisme et la xénophobie, même s’ils sont humains, relèvent par conséquent de l’ignorance, d’un manque de culture résultant du fait d’être « prisonnier de sa culture ». C’est pourquoi si la distinction entre nature et culture a pour finalité sournoise d’opposer les hommes ou de les hiérarchiser, ce n’est plus une réflexion philosophique, encore moins une science : c’est de l’idéologie et, comme toute idéologie, cette distinction est alors fausse et dangereuse. Les réflexions et mouvements écologiques actuels prouvent d’ailleurs qu’une séparation radicale entre nature et culture, entre la nature et l’homme est une conception fausse et dangereuse pour la survie de l’homme dans la nature et pour la survie de l’intercompréhension entre hommes.

     

    Texte 

    On a commencé par couper l’homme de la nature, et par le constituer en règne souverain ; on a cru ainsi effacer son caractère le plus irrécusable, à savoir qu’il est d’abord un être vivant. Et, en restant aveugle à cette propriété commune, on a donné le champ libre à tous les abus. Jamais mieux qu’au terme des quatre derniers siècles de son histoire, l’homme occidental ne put-il comprendre qu’en s’arrogeant le droit de séparer radicalement l’humanité de l’animalité, en accordant à l’une tout ce qu’il retirait à l’autre, il ouvrait un cycle maudit, et que la même frontière, constamment reculée, servirait à écarter des hommes d’autres hommes, et à revendiquer, au profit de minorités toujours plus restreintes, le privilège d’un humanisme, corrompu aussitôt né, pour avoir emprunté à l’amour-propre son principe et sa notion.

     

    Lévi-Strauss, Anthropologie structurale II

     

     

      La parole est l’utilisation personnelle de la langue, elle est rendue possible par la spécificité du langage humain : celui-ci est doublement articulé et est lié à la pensée tandis que celui de l’animal (danse en huit des abeilles, signal ou cris fixes) est inanalysable et est lié à l’instinct. Le langage animal étant inanalysable est aussi inapproprié à certains contextes (la nuit les abeilles ne peuvent pas communiquer par défaut du soleil) et n’est guère perfectible. Le langage humain par contre, parce qu’il est articulé en phonèmes et en monèmes, est indéfiniment perfectible et s’adapte à toutes les situations. La double articulation et la nature du signe linguistique (le rapport non motivé entre les deux constituants du signe que sont le signifié et le signifiant) expliquent en partie la pluralité des langues.

     

    IV. Cultures et mondialisation KITANE 8 

     

    Il nous faut surtout remarquer que les cultures sont à la fois « amies » et « ennemies » de la mondialisation. Les cultures sont amies de la mondialisation car par la rencontre des cultures la mondialisation se construit et se consolide, mais inversement par la mondialisation les cultures peuvent acquérir davantage de territorialité, s’étendre aux différents endroits du monde et devenir plus visibles. Le flux de l’information contemporain du flux financier et économique, facilite un flux culturel sans limite : il ne faut par conséquent pas faire preuve, face à la mondialisation, d’une frilosité culturelle qui nous écarterait des autres. Les cultures sont aussi ennemies de la mondialisation car elles servent d’ultimes remparts et de refuges à tous ceux qui se sentent menacés de naufrage par une mondialisation unidimensionnelle et injuste. Les réflexes identitaires sont souvent attisés voire entraînés par un sentiment d’exclusion et d’extermination culturelle. Aussi longtemps que les échanges économiques, informationnels, politiques et culturels seront marqués par une étonnante inégalité, les cultures spécifiques seront les forteresses qui serviront à la fois d’abri et d’armes contre l’uniformisation outrancière et la paupérisation. L’arrogance, le mépris et le non respect de la spécificité de l’autre n’entraînent que son repli sur soi et une agressivité signe d’un réflexe d’autoconservation.

     

    La notion de renaissance africaine doit, sous ce rapport, être perçue comme une exigence à la fois théorique et géostratégique. En effet, on ne peut pas, au regard de la centralité de la culture, théoriser un essor économique du Continent noir sans s’appuyer sur des leviers culturels suffisamment forts et souples pour soutenir le rythme des sacrifices que cela requiert. Les Japonais se sont développés en arrimant les exigences universelles de démocratie et de rationalité sur leur culture ; les Indiens et les Chinois sont sur la même voie : les Africains ne pourront guère faire l’économie d’un sursaut culturel gage d’un réveil économique. Sur le  plan géostratégique, l’absence de l’Afrique sur la scène diplomatique et sur le marché international sera invincible tant que les Africains persisteront à croire qu’ils peuvent s’adosser sur la langue et la culture d’autrui pour s’affirmer. Le mimétisme et l’extrême originalité sont les deux extrémités à éviter pour réussir à exister dans un monde aussi globalisé que le nôtre.

     

     

    VI. Langage, pensée et culture KITANE 9 

     

    Le langage humain est intimement lié à la pensée mais le problème qui se pose est de savoir s’il y a COÏNCIDENCE et CONFORMITE entre les deux ?

    Des expressions du genre « je cherche mes mots », « passez-moi l’expression », « les mots me manquent », etc., semblent prouver que non seulement la pensée est antérieure au langage, mais qu’elle est incommensurable à celui-ci. Bergson suggère dans ce sens que les mots sont des cadres généraux, impersonnels, destinés à traduire le monde extérieur et non la vie intérieure qui, selon lui, est unique, personnelle et, par conséquent, ineffable.  C’est ainsi qu’il affirme : « le mot brutal emmagasine ce qu’il y a de commun et par conséquent d’impersonnel dans les impressions de l’humanité, écrase les impressions délicates de notre conscience individuelle. Celles-là seules de nos idées qui nous appartiennent le moins sont exprimables par des mots. » C’est que la pensée fait partie de la vie intérieure qui est durée et non extension, non étendue : quand je dis « j’ai faim » ce sont des mots communs que j’utilise alors que ma faim est unique, personnelle ; quand je dis à quelqu’un « je t’aime », il a l’impression de comprendre, mais est-ce qu’il comprend réellement ce que je ressens pour lui. Nous n’aimons jamais de la même façon et pourtant nous sommes tous obligés d’utiliser la même expression « je t’aime » ! Il y a donc manifestement un décalage entre pensée et langage et parfois le langage est impuissant à traduire exactement nos pensées et émotions : dès fois les mots disent MOINS (la fadeur et l’insuffisance des mots), d’autres fois ils disent PLUS (c’est le cas dans le lapsus lingui). Mais cette insuffisance des mots est relative et l’antériorité de la pensée sur le langage est discutable. Nous ne pensons jamais sans les mots, même le silence est une parole intérieure : il semble qu’il est plus sage de considérer le langage et la pensée comme contemporains : ils s’élaborent réciproquement. D’ailleurs chez l’enfant, tout porte à croire que les premiers mots correspondent aux premières élaborations de la pensée. Comment expliquer alors le retard et l’insuffisance des mots par rapport à nos pensées ? Si les mots n’expriment pas exactement ce que nous pensons, ce n’est pas de leur faute : les idées mal élaborées, sont forcément mal exprimées ; et l’ineffable, pour reprendre la thèse de Hegel, c’est l’impensé. Boileau disait avec raison que « ce qui se conçoit bien s’énonce clairement et les mots pour le dire arrivent aisément ». Les artifices du langage comme les figures de style et les néologismes sont justement là pour trouver des solutions aux difficultés que nous avons à nous exprimer comme nous le souhaitons. KITANE 10 

     

    La maîtrise du langage est un des éléments constitutifs de la culture de l’individu : la culture individuelle renvoie à un ensemble de connaissances que l’individu possède sur le monde (culture générale) or c’est par le langage et les langues que ces connaissances s’amplifient. Comme le dit E. Benveniste, « nous pensons dans un univers social déjà modelé par la langue » : de ce point de vue nos connaissances sont tributaires de notre maîtrise de la langue. C’est sous ce rapport qu’il faut tenter de comprendre La Bruyère  qui estime que « tout est dit et l’on vient trop tard ». Néanmoins la double articulation du langage humain permet le renouvellement indéfini de la langue : la double articulation en offrant une infinité de combinaisons permet de créer de nouveaux phonèmes et de nouveaux mots. Les langues évoluent donc et s’enrichissent de façon indéfinie : par conséquent on pourra toujours écrire des poèmes authentiques, des livres inédits et prononcer des paroles originales. Dans ce sens c’est Lautréamont qui a raison de penser que «  rien n’est dit l’on vient toujours trop tôt »

     

     

    VII. Le pouvoir des mots : les enjeux de la communication

     

     

    La communication est à la base de notre humanité : la vie sociale et la communauté internationale n’ont de sens que par la communication. La communication permet d’échanger, elle est avant tout un échange d’idées et de valeurs. C’est dans ce sens qu’Aristote définit l’homme comme « un animal parlant », c’est-à-dire un « animal » capable d’articuler et qui est porteur d’idées et de valeurs qu’il  peut transmettre aux autres. L’homme est un animal parlant parce qu’il est « par nature un  animal politique » c’est-à-dire que sa sociabilité est naturelle car c’est seulement en société qu’il se réalise en tant qu’homme. La communication permet de réduire les distances, les différences et de résoudre les différends. C’est que les mots ne sont pas toujours de simples mots : ils sont parfois des performances, des actes. Des expressions comme «  je te maudis », «  je te déshérite », « je vous déclare mari et femme », « je te répudie », etc., sont authentiquement des actes. L’effet de la propagande sur les peuples montre la force du discours qui, dans certaines circonstances est fécondateur de passions, de paix ou de guerre. Hitler résume bien cette dimension du langage lorsqu’il dit : « Il faut mesurer le discours d’un homme d’État à son peuple non d’après l’impression qu’il produit sur un professeur d’université, mais par son action sur le peuple lui-même ».

    On retiendra également qu’on peut parler pour ne rien dire c’est-à-dire soit pour bavarder, soit pour occulter des faits. Le langage est un puissant moyen de duplicité et de cachotterie en même temps qu’un puissant levier de domination : les hommes politiques manipulent les citoyens par le langage qui est ici faculté de persuasion. Les fonctions esthétique, ludique et magique ou ontologique du langage sont la preuve que celui-ci est le berceau de la culture humaine. L’écriture en tant que forme de codification et d’immortalisation du langage a été le principal moyen d’archivage et d’accumulation de la culture humaine : l’imprimerie hier, la diffusion infinie du savoir, le langage informatique aujourd’hui, sont ou ont été les véhicules de tout patrimoine culturel. 

    KITANE 11