•                                        Commentaire de texte

     

     Expliquez et discutez le texte suivant

    Penser, c’est dire non. Remarquez que le signe du oui est d’un homme qui s’endort ; au contraire le réveil secoue la tête et dit non. Non à quoi ? Au monde, au tyran, au prêcheur ? Ce n’est que l’apparence. En tous ces cas-là, c’est à elle-même que la pensée dit non. Elle rompt l’heureux acquiescement. Elle se sépare d’elle-même. Elle combat contre elle-même. Il n’y a pas au monde d’autre combat. Ce qui fait que le monde me trompe par ses perspectives, ses brouillards, ses chocs détournés, c’est que je consens, c’est que je ne cherche pas autre chose. Et ce qui fait que le tyran est maître de moi, c’est que je respecte au lieu d’examiner. Même une doctrine vraie, elle tombe au faux par cette somnolence. C’est par croire que les hommes sont esclaves. Réfléchir, c’est nier ce que l’on croit. Qui croit ne sait même plus ce qu’il croit. Qui se contente de sa pensée ne pense plus rien.

     

                       ALAIN (1868-1951)

     

    Alain, l’auteur de ce texte, aborde ici le problème du doute, de la réflexion critique. La question à laquelle il s’emploie à répondre pourrait être formulée ainsi : quel est l’objet véritable du doute, de la réflexion critique ? À cette question Alain répond que le doute véritable est pour lui-même sa propre cible : en d’autres termes, la pensée critique n’est pas critique d’autre chose, c’est plutôt la critique d’elle-même. Et pour développer ce point de vue sur l’essence de la pensée critique, l’auteur avance deux arguments secondaires. Le premier part de l’analogie entre, d’une part, les signes de la somnolence et du réveil et, d’autre part, la crédulité et l’attitude critique, pour montrer la portée du doute. Le second argument explique comment les puissances extérieures nous dominent en fonction de l’attitude de notre propre pensée. L’on se propose d’expliquer davantage ces deux arguments de l’auteur avant de s’interroger sur la portée philosophique de sa thèse en ces termes : ce doute de la pensée sur elle-même ne mènerait-il pas enfin de compte au scepticisme ?

     

    Le sommeil est ordinairement comparé à l’ignorance et à la crédulité, et cela n’est point gratuit. Celui qui s’assoupit par le sommeil perd sa lucidité et ne sait ni ce qui se passe en lui ni ce qui se passe en dehors de lui : il n’est pas conscient. De manière quasiment symétrique, celui qui ne doute pas est à la limite plongé dans une sorte de sommeil qu’on appelle ignorance. C’est précisément sur cette analogie que se fonde le point de départ de l’argumentation de l’auteur sur l’essence de la pensée critique. Le signe que fait la tête du dormeur est exactement le même que fait la tête de celui qui consent ou qui répond positivement, c’est-à-dire, par l’affirmative : le consentement n’est donc pas le propre de la pensée consciente, alerte. Par contre, de même que celui qui se réveille secoue sa tête exactement comme le fait souvent celui qui répond par la négation et par le refus, la pensée critique est celle qui nie, qui refuse et conteste au lieu d’acquiescer. Cela revient  à dire que la pensée véritable, selon Alain, est forcément subversive, c’est-à-dire qu’elle remet en cause. Dire oui c’est donc dormir et celui qui dort est exposé à tous les dangers ; dans le domaine de la pensée également l’attitude consentante relève de la naïveté et condamne à l’ignorance. Cette analogie qu’Alain fait entre, d’une part, le sommeil et l’ignorance et, d’autre part, entre le réveil et l’esprit critique, est une illustration de la grande différence entre la crédulité toujours passive et la réflexion critique toujours active, vive et lucide. Il faut remarquer que même chez l’enfant on constate les premiers balbutiements de sa personnalité quand il commence à secouer la tête pour dire non : il commence à s’affirmer dès qu’il commence à refuser, à contester. Ce n’est donc pas dans le « oui » que réside la valeur de la pensée ; une pensée qui ne serait qu’acquiescement ne serait pas différente de la croyance, la véritable pensée est plutôt celle qui dit « non ».

    Mais dans la mesure où il y a plusieurs façons de dire non, l’on ne se contentera pas de définir la réflexion critique par le simple esprit de critique consistant à nier tout et sans raison valable. Le reste du texte est justement une sorte de développement et de précision de l’essence de la pensée critique. Aussi l’auteur s’est-il, aussitôt après cette analogie, posé la question de savoir sur quoi porte le « non » de la pensée critique : « Non à quoi ?» se demande-t-il. Quand on dit que la pensée véritable est celle qui est subversive, cela pourrait incliner à croire que cette subversion est dirigée exclusivement vers l’extérieur et, dans  ce cas, le polémiste et le nihiliste auraient la même dignité que le philosophe et le savant ; ce qui est absurde.  La faiblesse du polémiste et du nihiliste est qu’ils nient tout sans se nier eux-mêmes. C’est ainsi que celui qui est uniquement mu par la polémique n’a guère besoin de justifier son refus et que le nihiliste ne propose rien après sa contestation. Au contraire, l’esprit critique est critique avant tout avec lui-même, le « non » de la pensée est donc adressé à elle-même. Il s’agit d’un effort de la pensée de se dépasser, de faire l’autocritique, de douter d’elle-même conformément à l’ordre que l’Oracle de Delphes avait fait à Socrate en quête de sagesse : « connais-toi, toi-même ». On sait que le propre de la pensée c’est d’être toujours réflexion, c’est-à-dire retour sur elle-même dans le seul but de s’examiner : Socrate a parfaitement compris le sens du précepte de l’Oracle de Delphes lorsqu’il déclare « tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien ». Cette profession de foi est l’acte de naissance de l’entreprise philosophique est c’est en rapport avec cette tradition philosophique qu’Alain suggère que la pensée véritable est celle qui se remet en cause de façon permanente. L’illusion de l’opinion commune consisterait à croire que l’esprit critique est dirigé contre le monde, le prêcheur ou le tyran. C’est vrai que le monde nous trompe parce qu’il est rempli d’apparences, il se donne à nos sens toujours défectueux. C’est vrai aussi que le prêcheur nous appelle à une croyance ou à une foi qui suppose le dogme ou la crédulité ; et c’est également vrai que le tyran nous impose sa volonté : on n’aurait donc pas tort de penser que le doute doit nous libérer de ces « puissances » en les prenant pour cible. Mais l’auteur est catégorique là-dessus : « ce n’est que l’apparence ». En d’autres termes dans toutes ces situations, « c’est à elle-même que la pensée dit non ». Cela suggère que le monde n’est que tel que je me le représente, ce sont nos pensées qui nous attachent ou nous libèrent, ce sont nos jugements qui nous présentent les choses de telle ou telle manières. Aussi, le monde ne me trompe-t-il que si je le juge et l’interprète en fonction de ce que les sens me montrent : j’aurai pu ne pas le juger ainsi ! Le prêcheur aura beau prêcher, si je n’accorde pas de crédit à ses déclarations, il ne pourra pas me leurrer. Le tyran n’a que la force et la terreur que JE JUGE (ou pense) être siennes. Les stoïciens avaient bien compris tout ceci eux qui professaient « si je suis maître de mes représentations, je suis maître de l’univers ». C’est exactement la même leçon que nous livre Alain à travers la formule « ce qui fait que le monde me trompe par ses perspectives, ses brouillards, ses chocs détournés, c’est que je consens, c’est que je ne cherche pas autre chose ». Le monde en lui-même n’a aucun sens, aucune valeur, il n’est rien : c’est par ma pensée qu’il est ce qu’il est. Le tyran n’a sur moi que la force que je lui confère par mon jugement, par mon consentement ; bref il y a toujours un jugement primitif de la conscience par lequel les choses acquièrent un sens ou une valeur. C’est donc par ma pensée que je tombe dans l’erreur et c’est là une raison suffisante pour montrer la nécessité dans laquelle elle se trouve de « combattre contre elle-même ». C’est toujours par un consentement originel que les choses ont un impact sur moi ; de sorte que la servitude au monde ou aux hommes n’est que la conséquence d’une pensée paresseuse, qui refuse de se remettre en cause. Cette paresse que l’auteur considère comme une somnolence de la pensée consiste à croire au lieu d’examiner, de douter (dubitare veut dire en latin examiner, peser le pour et le contre). Croire c’est s’abstenir de penser, car c’est tenir pour vrai, c’est-à-dire supposer, préjuger. Le doute par contre, c’est un esprit critique de la pensée sur elle-même, c’est le refus d’adhérer à ce que l’on croit savoir ; mieux, c’est le refus de se contenter de ce que l’on sait. Le progrès de la connaissance est fonction de sa capacité à se dépasser, à se nier : même la science repose sur ce principe, car comme le dit Carl Popper la science avance par « conjectures et réfutations », elle se corrige et se réfute. Mais qui a jamais vu la religion progresser ? Elle ne progresse pas car c’est l’exemple d’une pensée qui ne se remet pas en cause et qi exclut même la contestation : c’est le dogme qui la fonde. La vie de la pensée ne peut résider dans l’autosatisfaction de ce que l’on sait ou croit savoir, une pensée vivante est forcément en mouvement d’où la conclusion d’Alain est sans appel « qui se contente de sa pensée ne pense plus rien ». Cette conclusion est la peinture même de l’ignorance et du dogmatisme : le refus de se remettre en cause est la paralysie de la pensée. Il n’y a donc ni progrès, ni vérité, dans une pensée qui se satisfait d’elle-même, c’est dans la négation d’elle-même que la pensée se forge. Mais ce refus de la pensée de contenter de ce qu’elle sait n’est-il pas à son tour périlleux ?

    S’il n’y a aucun doute que penser c’est dire non, la difficulté à cerner une limite claire entre la vérité et l’erreur, entre la réalité et l’illusion, incline souvent au scepticisme. L’obligation de dire non à sa propre pensée ne pose donc pas de problème, le problème est de savoir si on peut demeurer indéfiniment dans l’autocritique, dans le doute. Même le doute cartésien a besoin de principes indubitables sans lesquels il s’ébranlerait dans un chaos, or qu’est ce qui nous garantit de l’absoluité de ces principes sinon encore un « consentement » à leur caractère évident ? On ne doute chez Descartes que pour ne plus douter, c’est-à-dire pour atteindre la vérité, mais justement qu’advient-il lorsqu’on veut douter de la vérité ? N’y a-t-il pas des raisons de se méfier du doute omniprésent et permanent ? On aura donc beau douter, mais on est obligé de consentir à certaines vérités, à certaines évidences : car si on doute c’est pour au moins une fin bien déterminée. En d’autres termes, l’absence de limites au doute rendrait impossibles toute science et toute vie sociale.

     

    Ce texte d’Alain est particulièrement riche en termes de didactique de ce qu’on appelle doute ou esprit critique en philo. Le sens commun pense injustement que le doute porte sur autre chose, alors que pour Alain c’est d’elle-même dont doute invariablement la pensée. Il ressort de l’étude de ce texte que l’utilité ou la nécessité de l’esprit critique réside dans le fait que ce sont nos pensées ou jugements qui déterminent en dernière instance notre sort dans ce monde. Le monde n’est que ce que nous jugeons qu’il est, il nous leurre et nous domine par la position de notre jugement. Il importe néanmoins de retenir que la société, tout comme la science, a besoin  de point fixe, de principes qui s’imposent à tous.


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